Chamarel doit son nom à deux Français : Toussaint-Antoine et Charles-Antoine de Chazal de Chamarel qui étaient titulaires d’une concession de terre alors connue sous le nom de Le Nuage. Nés respectivement en 1770 et 1772 à l’Isle de France d’alors, Les deux fils de Chamarel étaient orphelins de père. Leur histoire ressemble à celles d’autres Mauriciens nés Français de l’époque : Voyages aller retours entre La France et l’Ile de France, faits militaires ainsi qu’acquisitions et vente de terres afin d’assurer la prospérité de leur famille. Après le début de la Révolution française, Charles Antoine de Chazal de Chamarel revint à Maurice. Son frère et lui reçurent en héritage de leur beau-père M. Lousteau, les terres connues aujourd’hui sous le nom de Chamarel.
On rapporte que C. A. de Chazal a tenté de développer ses terres en y cultivant de la canne à sucre, du coton, du café et de l’indigo. Cependant, ne s’adaptant pas à la vie dans les colonies, il repartit en France en 1815 pour ne pas revenir. Les terres furent vendues à une autre famille en 1844, mais rachetées par son gendre Amédée Perrot en 1852. Celui-ci s’y établit avec sa femme Amélie, fille de Charles Antoine, et leur famille. Huit ans plus tard, une sucrerie fut construite sur la propriété.
Après la mort de son époux, Amélie fit de son mieux pour administrer la propriété, qui n’était malheureusement pas en bonne position financière. Afin de maintenir la propriété, elle dut vendre des parcelles de forêt et s’endetta, empruntant de l’argent de la Ceylon Company, tout en attendant que le gouvernement rachète des parcelles de forêt. Dans une lettre à son fils, elle raconte la perte de la fortune de la famille et ses conditions de vie simples : « Vous savez cher enfant que je ne suis pas à plaindre, j’ai de quoi bien vivre je pense : 45 dollars par mois, mes vaches, ma porcherie et mon poulailler ». Dans cette même lettre, tout en gardant une attitude positive, elle raconte le temps glacial, ses chaussettes de laine et une petite chaufferette pour la garder au chaud « La misère a un charme c’est certain, mais c’est une misère relative, car j’ai plus qu’il ne m’en faut – que ton pauvre cœur se remette – il vaut mieux perdre sa fortune que des êtres chers. » Amélie se décida finalement à quitter Chamarel en 1875, elle mourut dans un couvent à Port Louis un an plus tard, après une vie bien remplie[1], mettant fin à la période de Chazal à Chamarel, la propriété fut acquise en 1891 par The Mauritius Estate & Assets. La sucrerie fut rénovée en 1894, avant de fermer ses portes en 1897[2].
La production de café est intimement liée à l’histoire coloniale de l’île Maurice, elle commença à l’époque française. Chamarel demeure aujourd’hui le dernier bastion de cette production, cette dernière ayant été relancée à la fin des années 1960. Elle fait vivre un savoir-faire qui a disparu ailleurs dans le pays. Le café fut introduit pour la première fois sous Labourdonnais pour répondre aux besoins du marché de l’époque : La demande pour cette denrée était alors en forte augmentation en Europe, de même que pour l’indigo, le coton et le sucre. Le potentiel d’une extension de ce marché vers le Moyen-Orient était à l’étude. Ce pan de l’histoire de Maurice a même donné un nom au village de Moka, qui fut choisi en raison de son microclimat favorable comme emplacement de choix pour cette culture.
La variété des caféiers introduits par Guillaume Dufresne en 1715 provenait de Mocha, au Yémen actuel, dans la péninsule arabique. En 1723, treize concessions avaient été allouées dans la région de Moka pour sa production. Plus tard, dans les années 1740, Labourdonnais découragea sa plantation, les prix étant à la baisse sur le marché mondial et la culture des caféiers regroupés sur l’île Bourbon voisine. La production de café a néanmoins perduré sur l’île au long de la période française. Elle déclina graduellement avec l’avènement de l’industrie sucrière[3].
En 1872, la superficie de la propriété de Chamarel était de 2 949 arpents dont 450 sous cannes. Malgré la rénovation de la sucrerie en 1894 qui demanda beaucoup d’efforts pour le transport des machines dans les hauteurs, les rendements en sucre étaient tellement bas que la production cessa quelques années plus tard. Ce n’est pourtant que dans les années 1960 que la production de café redémarra, mais sur une plus grande échelle. Le développement de la production de café bénéficia de l’aide M. Oswald du Chasteleer qui avait cultivé du café au Congo Belge. Celui-ci observa : « Le café Arabica, contrairement à d’autres variétés, est très recherché pour sa qualité et requiert des conditions climatiques très spécifiques qui n’existent que dans certaines régions du monde. Ces conditions existent à Chamarel[4]. » La production fut donc lancée en 1967 par Case Noyale Ltd, sous la tutelle de la Compagnie Sucrière de Bel Ombre.
La production de café dans le village est restée constante ces quatre dernières décennies. Couvrant une superficie de 16 hectares, les caféiers poussent dans un endroit abrités par le piton de la Petite Rivière Noire appelé « Les Rouleaux », pas très loin des Terres de Sept Couleurs. La récolte se fait manuellement, les grains sont ensuite envoyés à Case Noyale ou le climat ensoleillé est idéal. Les grains y sont mis à tremper, fermenter et sécher. Après la période de séchage, elles sont finalement torréfiées à 200 degrés Celsius pendant vingt minutes pour produire le café écoulé sur le marché[5].
L’histoire et la culture de Chamarel sont entrecoupées de légendes et d’histoires qui donnent au village et à la région une atmosphère empreinte de mysticisme. Elles sont aussi étroitement reliées à l’histoire de l’esclavage et du marronnage dans l’île. La situation géographique et la topographie de Chamarel, niché dans une vallée à plus de 250 m d’altitude, sont telles qu’elles étaient propices pour les esclaves en fuite en quête de cachettes tout comme Le Morne et les forêts avoisinantes. Cette histoire de résistance a fait de ce village une destination appréciée de réinstallation lors de l’abolition de l’esclavage, le village étant connu par certain locaux comme « la Vallée des Noirs » [6]. Ceci a alimenté un nombre d’histoires entourant ces temps d’oppression.
La légende veut que dans un endroit dénommé « Madame Bell », résidait une dame qui possédait des esclaves. On prétend que l’esprit des esclaves y rôde la nuit le long des sentiers. Jean-Pierre Lenoir, dont la famille a des liens étroits avec Chamarel et auteur de Bel Ombre, entre mer et montagnes, raconte qu’un soir qu’il passait la nuit avec sa femme dans une hutte construite sur l’un de ces sentiers, il fut réveillé au milieu de la nuit par un son de cloches qui provenait de la forêt et résonnait sur plusieurs kilomètres, aussi loin que Bel Ombre. Il ne se trouve pourtant aucune église dans les environs. La confusion et la peur furent renforcées par son chien qui n’arrêta pas d’aboyer vers le sentier jusqu’à ce que les cloches cessent de sonner. La légende a été confirmée par un villageois et ami le jour suivant[7].
En tant que site de résistance et de marronnage, la vallée et les forêts de Chamarel sont reliées au mouvement local Rastafari, religion basée en partie sur les prémisses de la résistance des Noirs et du Panafricanisme. Depuis les années 1980, c’est donc très naturellement que les Rastas se sont établis à Chamarel et y ont créé un lieu de culte au lieu-dit « Le Triangle » ou « La Rosselière » [8].
On ne peut explorer l’histoire et la culture de Chamarel sans mentionner sa culture culinaire. Bien qu’elle ait été présente dans toute l’île, cette culture s’est perdue au fil des ans. Chamarel en demeure un bastion, en partie grâce à la présence de chasses, de gibiers et à son paysage agricole, mais plus important encore à sa population et à son histoire. Chamarel est aujourd’hui connu comme un « terroir » où les touristes, tout comme les Mauriciens, viennent goûter aux délicieux repas servis en table d’hôte et dans les restaurants hauts de gamme.
Bien que la cueillette dans les collines de Chamarel ait fait partie de la culture des habitants durant la plus grande partie de son histoire, la plus récente période difficile est celle de la Seconde Guerre Mondiale. Pendant la guerre, les villageois ont dut se contenter de leurs ressources agricoles et de la cueillette pour subsister. Les denrées de base, tel que le riz, n’étant pas disponibles, les locaux ont cultivé du maïs qu’ils broyaient à l’aide de petits moulins à main. Rosaline Boswell dans Le Malaise Créole : Ethnic Identity in Mauritius nous raconte l’histoire de Roland né en 1934, qui eut à glaner des racines et de l’herbe pour ses porcs et poulets. De plus, la pêche, la chasse – et le braconnage dans les terrains de chasse privés, devinrent un moyen de survie pour beaucoup de personnes. Avec le maïs, les poissons et grosses crevettes (camarons) de rivières, de même que le porc sauvage, le cerf, les « tandracs » ou tanrecs, les chauves-souris et même quelques fois les singes devinrent des aliments de base.
Un chapitre sur la culture culinaire de Chamarel ne saurait être complet sans mentionner le Tilambik, un jus de canne fermenté qui produit un rhum non raffiné. La production d’alcool fut une des premières raisons pour lesquelles la canne fut cultivée dans l’île. Le Tilambik artisanal était frappé d’illégalité, en raison de son fort taux d’alcool. On prétend que la plupart des habitants de la côte ouest étaient, d’une manière ou d’une autre, impliquées dans la production de Tilambik. Comme ce dernier devait être mis à l’abri des autorités et opportunistes qui risquaient de voler leur alcool, les villageois se relayaient pour le surveiller pendant qu’il était laissé à refroidir. Les détaillants s’occupaient de l’embouteillage et les transporteurs touchaient une commission. Au siècle dernier, une bouteille pouvait se vendre à Rs 50, ce qui aidait de nombreuses personnes à arrondir les fins de mois[9]. Le Tilambik a fait longtemps partie de la vie sociale, sans doute pour faire face aux grandes difficultés liées au travail dans les plantations ou pour célébrer les événements de la vie durant de longues nuits de séga. Il a été remplacé aujourd’hui par le rhum raffiné que les visiteurs peuvent goûter à la Rhumerie de Chamarel.
Une des attractions de Chamarel, hormis ses forêts et sa cuisine, se trouve aux Terres de sept couleurs, formation géologique unique montrant différentes teintes de terre, rouge, vert, jaune, bleu, pourpre et violet, en forme de « dunes » exposées au milieu de la forêt dense. La superficie de ces formations est de 7 500 m2, elles résultent de l’action des eaux de ruissellement qui ont créé des dunes décrites comme « pentes convexes douces et interfluves arrondis » entre lesquelles s’écoule l’eau de pluie[10].
L’origine de ces terres ondulées exposées et multicolores fait l’objet de nombreux débats, mais quelques hypothèses ont été avancées. Ces caractéristiques géologiques ont souvent été décrites comme résultant de l’érosion de cendres volcaniques pulvérisées, le tuf. Certains géologues contestent cette version, arguant qu’il y aurait confusion entre érosion naturelle et météorisation ou altération de la roche sur place. Il semblerait plutôt que l’altération du basalte par opposition au tuf serait le processus responsable de ces formations. Bien que le site soit considéré comme étant “naturel”, les géologues découvrent maintenant à travers le monde que certains ravinements semblables pourraient résulter de la modification du terrain par l’activité humaine. Une hypothèse qui en découle serait que cet endroit spécifique aurait été débroussaillé pour l’installation de cultures ou pour d’autres raisons et que par la suite une violente tempête aurait enlevé la strate supérieure[11].
L’argile est le résultat de l’érosion du basalte. Les conditions climatiques chaudes et humides dans la région ont transformé le sol en terre ferralitique par hydrolyse (décomposition chimique d’une substance, par réaction à l’eau). Ainsi, l’altération du basalte a mené à deux éléments dominants dans le sol, le fer et l’aluminium, d’où les couleurs et tons rouge-anthracite et bleu-pourpre respectivement. Il a été dit que si l’on mélangeait les différentes couleurs du sol, elles se sépareraient éventuellement à nouveau.
[1] History of De Chazal Family. [En ligne} https://drive.google.com/file/d/0B9m1vWXTS2fDY3BLUHVET1NDVHc/view
[2] Chamarel, [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Chamarel
[3] Sydney Selvon, A New Comprehensive History of Mauritius, 2012.
[4] Jean-Pierre Lenoir, Bel Ombre, entre mer et montagne, Editions du Corsaire
[5] « Café de Chamarel – de la cerise à la tasse », Weekend Scope, 1 mai, 2014
[6] Rosabelle Boswell, Le Malaise Creole: Ethnic Identity in Mauritius. New Directions in Anthropology, 2006.
[7] Jean-Pierre Lenoir, Bel Ombre, entre mer et montagne, Editions du Corsaire
[8] « Chamarel : le Nyahbigni Tabernacle profane », Le Mauricien, 20 février 2016
[9] Rosabelle Boswell, Le Malaise Creole: Ethnic Identity in Mauritius. New Directions in Anthropology, 2006.
[10] D. Newsome and C.P. Johnson, “Potential Geotourism and the Prospect of Raising Awareness About Geoheritage and Environment on Mauritius”, Geoheritage 5, no.1 (2013): 1-19
[11] H.C. Sheth, C.P. Johnson and C.D. Ollier, “The seven-coloured earth of Chamarel, Mauritius”, Journal of African Earth Sciences 57, no.1-2 (2010): 169-173